Bonus

En Sélection aux Festival de Romainville : mention du Jury,

Festival de Clermont-Ferrand et au Festival Côté Court de Pantin.

L’histoire, en quelques mots
Derniers souvenirs du réalisateur pour son père.

Je dois à ma soeur de m’avoir forcé à exhumer, de mes projets écrits mais jamais réalisés, un scénario intitulé Quatuor pour mon père, écrit d’une seule traite en novembre 2000 – six mois après la mort de notre père. Pendant dix ans, aucune raison ne justifiait pour moi de mettre ce scénario en image, jusqu’à ce que Claire me parle de son projet autour de Papa. J’ai tout de suite voulu en faire un film pour lui, pour elle. Mais tout était bon pour repousser le moment de m’y mettre vraiment. Entre-temps, j’ai entrepris un travail documentaire de plusieurs années sur ma mère. Je t’ai donné mon accord, je vais le faire, ne t’inquiètes pas. Un peu dans le genre – toujours remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même. Claire m’a finalement coincé avec les dates de la première du spectacle et des répétitions. C’est aussi au moment où la maison familiale allait être vendue et que ces images à faire tomberaient définitivement dans l’oubli si je ne filmais pas ces lieux de notre enfance – restés pratiquement tels quel depuis onze ans, pour la dernière fois.

J’ai cherché à aller au plus simple, visuellement. Beaucoup plus simple que le parcours prévu par le scénario (j’ai choisi de longs plans fixes par exemple). Avec Catherine et Claire, on a aussi évoqué deux axes de travail qui ont été déterminants : les micromouvements et l’apparition / disparition. Je ne voulais aucun son synchrone mais un simple texte lu en voix-off. Je savais qu’il fallait que je le lise moi-même (à la manière d’un cinéaste dont j’admire le travail, Olivier Smolders). Quant à la musique, j’ai très tardivement redécouvert le « Psalom » d’Arvo Pärt qui m’aidait à consolider ma voix nue, qui jouerait le souvenir dans le lointain.

Merci à Claire sans laquelle ce film n’existerait pas. Merci à Stéphane pour ses coups de main précieux. Merci à l’hôpital et au cimetière de Saumur. Merci à M’man et Lionel de m’avoir laissé faire ce film. Merci à Barbara de me supporter tous les jours. Je dédie ce film à mes deux filles, Elena et Virginia.

Pierre Filmon

Directed by
Pierre Filmon

Writing Credits
Pierre Filmon

Voice over
Pierre Filmon

Produced by
Pierre Filmon

Cinematography by
Stéphane Els

Film Editing by
Stéphane Els

Sound Department
Pascal Ribier

Intro

… C’était le soir, tard. On n’avait pas très faim alors on a pris deux soupes… Pas très bonnes… Avec du soja et un peu de crudités. On sortait d’un film si je me souviens bien, pas très bon non plus. On allait rentrer. Pendant que Barbara payait, j’ai allumé le téléphone portable. Il y avait un message. C’était ma soeur. Papa vient de faire une hémorragie cérébrale, on est à l’hôpital avec maman… La voix de ma soeur était gonflée de sanglots quand j’ai finalement réussi à l’avoir, à la maison. Les médecins ne lui donnent que quelques heures… C’est la fin… Papa avait un cancer de la vessie déclaré depuis août… On l’avait appris avec Barbara le jour de notre retour d’Italie. Ça m’avait déjà pas mal secoué.
On avait fait face tous ensemble. Il avait suffi d’une opération en novembre, et hop, plus de vessie. Papa devait s’habituer. Fier comme il était, ça ne devait pas être simple, mais bon… Une poche plastique à vider toutes les deux heures au début, et progressivement toutes les trois, puis toutes les six heures… Et puis ç’avait été le coup de massue, ils avaient trouvé des métastases sur un poumon et sur les reins. Cancer généralisé. Mon père est venu rendre visite à ses trois enfants, tous expatriés à Paris, fin février début mars 2000. Il a alors fait une phlébite sans qu’on s’en inquiète, nous, ses enfants. Et puis retour Saumur, direct hôpital.

L’hôpital

Papa était assis là, la voix endolorie, mais le même que j’avais quitté deux jours auparavant. J’ai dit deux trois bêtises, histoire de faire rire tout le monde. L’aumônier était là. C’était une femme. Elle m’a demandé ce que je faisais dans la vie. J’ai dit clown… Dans le couloir, maman et ma soeur, à part. Elles sont profondément choquées par leur nuit sans sommeil. Les médecins ne lui donnaient que quelques heures à vivre, et il est là, souriant. Le bonheur de nous voir tous, je crois.
L’après-midi, il retombe dans le sommeil sourd. Il chantait dans une chorale. Ils viennent à quelques-uns chanter dans la chambre. Puis un foutu prêtre s’amène pour une sorte de cérémonie funèbre qui ressemble à l’extrême onction, ce que les catholiques considèrent comme le dernier sacrement avant le dernier souffle…
Non, je m’embrouille, c’était peut-être un peu plus tard, quelques jours après, je ne sais plus très bien… C’est pour ça que j’ai décidé de faire ce film, parce que j’ai déjà oublié tout, parce que ma mémoire fout le camp à une vitesse dégueulasse, et que ce qui me reste, c’est quelques images fortes…
Une image forte surtout… Quand son cadavre est resté trois jours à la maison, là, dans la pièce où il passait ses journées depuis sa retraite, la salle à manger où il écoutait de la musique, où il s’assoupissait après manger, où il veillait tard quand on avait des visites, en somnolant, le sourire aux lèvres.
… On s’est relayé tous les quatre à son chevet à l’hôpital. Maman, ma soeur et mon frère. Chacun de son côté, on a fait à pied les deux kilomètres qui séparent la maison de l’hôpital, au-dessus du coteau, avec une belle vue qui ne nous réconciliait avec rien… Papa n’a plus parlé, puis il n’a plus bougé.
Un jour – il ne répondait plus que par oui ou par non, après un temps, je lui ai demandé : « est-ce que tu as peur de mourir ? » – j’avais besoin de croire que c’était toujours pareil, que je pouvais toujours lui poser des questions pour le provoquer… Il m’a répondu : « non ».
Depuis ce moment, je n’ai plus fait que le toucher. Je n’ai jamais autant touché mon père que la dernière semaine de sa vie, lui toucher le crâne, les mains, surtout la droite qui répondait plus que l’autre. Je me suis blotti une fois contre lui. C’est là… Et là seulement que j’ai senti que ce qu’il était pour moi, personne d’autre jamais ne pourrait l’être. Alors je me suis contenté de l’aimer sans rien intellectualiser du tout, sans le juger, sans penser à rien. L’aimer, il ne restait que ça… Si jamais il l’a senti.

L’Algérie

… En regardant dans ses papiers, on n’a pas trouvé grand’chose de nouveau. Il était ordré, maniaque, sans double fond. Sauf un petit agenda minuscule avec une écriture patte de mouches au crayon de bois. En 1957, à l’âge de 25 ans, il faisait l’armée en Algérie. C’était la guerre.
« Mardi 29 janvier : Alerte et resté consigné. Après-midi, escortons les fossoyeurs et gardons le cimetière. Le soir, une ligne électrique saute. Et la 10ème compagnie se fait tirer dessus. Garde toute la nuit. Mercredi 30 janvier : Départ de Maillot 7h30. Accompagnons EGA et terminons réparation de la ligne électrique. Retournons à Maillot gare et rentrons à Tiliouat à 17h. R.A.S. Couché sans incident après avoir revu André. Jeudi 31 janvier : Section de jour. R.A.S. Lessive. Pas de déplacement mais couché de bonne heure… Vendredi 15 février : Posé des barbelés. Départ ensuite sur Birine et visite d’un puits de pétrole abandonné au retour. Le soir. Reçu colis. Très content. Samedi 16 février : Patrouille en camion qui s’est terminé par un achat massif d’oeufs. Après-midi travaux de camp. Pose de tuyau. R.A.S. Dimanche 17 février : Repas à midi à l’hôtel. Bien mangé et été au cinéma voir « l’infidèle ». Rentré le soir. Beaucoup de viande soûle dans la chambre… Jeudi 7 mars : Sortie vers Buda à 6 kms. Chercher emplacement de champ de tir. Visiter les fermes brûlées et récupérer les poignées de portes. Escortes à Brazza et retour assez tard. R.A.S. Vendredi 8 mars : De garde. Mais pas moi. J’ai lavé, lu, et fait de la moto. Le Capitaine GMPR est menacé de mort. Et toute la nuit, nous allons être sur le qui-vive. Renseignement su par un mouchard. Samedi 9 mars : J’ai eu ma 3ème piqûre contre le typhus. Je me suis reposé toute la journée. Et j’ai parlé à l’aumônier qui est venu nous voir. A appris que j’étais de garde demain. Cela m’a mis en colère. Dimanche 10 mars : Je n’étais pas de garde aujourd’hui, c’était une erreur. Et j’ai assisté à la messe. Cela m’a fait du bien et m’a détendu. J’ai ensuite joué au tennis avec les civils d’Aïn… Vendredi 26 avril : Cours ce matin en armes. En cas d’intervention sur le marché. Dès 14h, orage. Grêle en trombe. Pluie toute l’après-midi. Ce soir, ça tombe terriblement. Quel temps. Ça donne le cafard. J’ai raccommodé un caleçon et j’ai lu. Pas de lettres encore. R.A.S. Samedi 27 avril : Matin rien fait. Après-midi patrouille près d’Harmela. On a crapahutés comme des forcenés. Je suis crevé. Avion ensuite nous a survolé annonçant qu’il y avait embuscade. On y fonce en camion. On s’embourbe près de la ferme Saurat. Retour sous une pluie battante. Éreinté. R.A.S… Mardi 7 mai : Départ 7h30 : Allons sur Birine et prenons piste. Pour aller sur un terrain de combat entre FLN et MNA. Trouvé un cadavre et de nombreux étuis ainsi que de nombreux impacts et des emplacements de combat. Rentré à 11h… Mardi 28 mai : Appris avec surprise que la Compagnie a accroché les FLN. Coût : 26 morts et de nombreuses armes et munitions de récupérées. Pour nous 1 mort et 1 blessé grave. Après-midi, patrouille à l’école. Soir, coups de pistolets mitrailleurs tirés. Tout le monde en état d’alerte pendant 15 minutes. Tout s’est calmé. R.A.S. Mercredi 29 mai : Vu les armes prises aux rebelles Dimanche. Après-midi, patrouille sur l’école. J’ai revu tous les petits qui sont adorables. Autrement l’instituteur a une forte fièvre en rentrant. On a fait ensuite de la voiture, du cheval… Samedi 22 juin : Départ à 4h du matin en opération dans le Kef. À 12h, on embarque et on va sur Harmela et ensuite sur les lieux de l’autre opération. Nous sommes en protection de tous les camions. On creuse un trou et on se couche dedans. Mal dormi, il faisait froid. Dimanche 23 juin : Levé à 5h. Départ à 9h vers un village qu’on a fouillé. Ils ont tapé sur un arabe devant moi et j’ai manqué de leur filer une rafale de pistolet mitrailleur. Puis on est rentré aux camions. Entendu au poste les 24 heures du Mans. Rejoint ensuite Aïn-Boucif. Lundi 24 juin : Arrivé à 21h nous sommes repartis à 1h du matin dans le Kef avec les paras de Bigeart. On s’est arrêté à 14h et on est rentré à 19h à Aïn-Boucif sans s’être arrêté de marcher. Rentré complètement éreinté… »
… Et à la fin de son carnet, il a inscrit quelques notes, sans date:
« À Alger. Un arabe pêchait dans le port. Un soldat, un pied noir, le pousse à l’eau. Il y tombe et remonte ». Autre note : « En cours de route, un arabe propose des oranges. Il est dévalisé et non payé ». Autre note : « Il vaut mieux tuer un arabe que de lui voler son portefeuille, signé l’Adjudant-chef ». Autre note : « Le lieutenant disait en parlant d’un arabe qu’il venait d’interroger et de torturer: Lorsqu’un arabe dit : même si c’était mon père je te le dirais, ou Tue-moi mais ne me fais pas tant souffrir, c’est qu’il sait quelque chose… »

Toujours filmé en noir et blanc, on me voit enlever une chaussure, une chaussette :
Mon pied nu par terre… Sur le lit, ma main, à plat.
… C’est ce qui me vient le plus directement de lui, ça.
Dans la glace, mes sourcils.
Mon frère et moi, on a tous les deux ce cil très long juste au milieu des deux sourcils, un cil très long qui m’énerve et que j’enlève toujours… il avait ça aussi. Mais ça ne l’énervait pas.

On voit le cil très long dans mes sourcils. Je l’arrache, je le regarde.

Le thanatopracteur

… Il était là, sur une sorte de longue table basse inclinée vers nous, sur roulettes. Les deux jeunes employés des pompes funèbres l’ont amené ici. On met le drap blanc pour recouvrir ses jambes, ou non ? Vous voulez qu’on lui croise les doigts, ou vous préférez une main sur l’autre ?… Je voyais son visage, là, jaune cadavre comme à l’hôpital quand il n’y a plus eu de souffle. Son visage, là, défiguré. J’ai gueulé. Qui s’est occupé de son visage ?? Qui lui a fait ça ??… Serré dans son costume noir qu’il s’était acheté quelques semaines avant d’aller à l’hôpital, Papa nous montrait déjà le visage de la mort, une sale tête qu’il ne faudra jamais oublier… J’ai fini par l’avoir au téléphone, le type qui s’était occupé de la figure de Papa. Il filait sur les routes vers un autre cadavre à 100 kms. J’ai été correct mais intraitable. Il avait fait du beau boulot, mais ça ne nous convenait pas du tout, je ne voulais pas que les gens qui allaient défiler à la maison aient ce visage à conserver de lui. Il devait absolument revenir le plus tôt possible.
… Ça sonne. C’est un grand type, 35 ans, hyper nerveux, bourré de tics, avec un gros cartable noir, comme le médecin de famille du temps jadis. Il exerce le métier de thanatopracteur, il remodèle les corps, les visages de ceux qui, une fois morts, ont été déformés par la maladie. C’est un métier essentiel pour les chefs d’état par exemple. Mon père c’est la routine. Je lui montre Papa le corps. Je ne remets pas en cause votre compétence professionnelle, seulement là, ce que je vois c’est un cadavre, j’aimerais bien un peu retrouver mon père… Avec moi, il y a mon frère et puis ma mère. Le thanatopracteur nous regarde quand je lui parle. Je prends le visage de Papa et je lui montre les joues : Là vous voyez ça ne va pas du tout, les joues creuses, les lèvres pincées, le sourire, ce n’est pas du tout lui, vous ne pourriez pas renforcer les joues, et puis… Il nous regarde toujours, mon frère et moi. Je vous regarde tous les deux pour la physionomie des lèvres, elles sont plus charnues effectivement… Je vais… Oui, oui… Là les joues… Et puis là les lèvres, je ne peux pas trop tirer sur la lèvre supérieure… Déjà le corps se fige, et bientôt ce que l’on fera en trop sera irrémédiable, vous savez… Extrêmement nerveux, il a le visage en sueur. Je le regarde en n’arrêtant pas de tourner autour du cadavre. Je suis dans un état d’excitation moi aussi qui confine à la folie. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Je suis en train de mettre en scène le cadavre de mon propre père… Je veux qu’il ressemble très précisément à l’idée que je me faisais de lui avant sa mort… Je tourne en rond dans le couloir en attendant qu’il ait fini… Il a d’autres chats à fouetter, je lui fous la paix… Ça va, ça ira merci, salut.

L’enterrement

… Les proches se sont succédés devant le corps de Papa à la maison. Les dix-huit ans de ma vie passée ici, je les ai vu défiler au gré des gens qui sont venus. Tous ensemble, ramassés… Des collègues, son patron, des amis, ceux du Limousin, de la Mayenne, la famille d’Alsace, toute la famille de Saumur et d’ailleurs… Des amis juifs, des amis anglais, de mes amis proches… Tous en même temps, de manière complètement surréaliste. Tous éplorés. Il y avait eu toutes ces fleurs, les condoléances par lettres, les préparatifs des funérailles, les pompes funèbres, les annonces dans les journaux, lesquels, combien de lignes, « vous font part de leur tristesse » ou « sont peinés de vous apprendre », le cercueil à 4000, ou le cercueil en merisier à 7500, plus les frais, plus le creusement de la fosse, ça fait un total de…

… Quand j’ai porté le cercueil avec mon frère, j’ai eu l’impression de faire quelque chose d’important dans ma vie. C’est comme si en le faisant, je me voyais en train de le faire, c’est l’image qui, en la voyant m’a le plus hypnotisé. C’était unique et indélébile.

Ses papiers

Saumur

métro Ménilmontant

au cimetière